La gloire en Californie/1964
C’est quand même extraordinaire quand la gloire place son levier de plume sous votre rocher et vous projette en pleine lumière en même temps que sept vers blancs et un cloporte.
Bon, je vais vous montrer ce qui se passe. L’un de mes amis est venu me trouver il y a quelques mois en me disant :
— L’un des personnages du roman que je viens de terminer, c’est toi.
Je me suis senti tout fier quand il m’a dit cela. Je me suis immédiatement vu dans le rôle du héros romantique ou du méchant : « Il posa la main sur son sein, et son haleine brûlante embua ses lunettes », ou bien : « Il rit quand elle éclata en sanglots, puis il la jeta à coups de pied dans l’escalier comme un sac de linge sale. »
— Qu’est-ce que je fais dans ton roman ? lui ai-je demandé, m’attendant à des paroles superbes.
— Tu ouvres une porte.
— C’est tout.
— Ah bon, ai-je répondu ; ma gloire baissait. Je n’aurais pas pu faire quelque chose d’autre ? Ouvrir ? deux portes par exemple, ou embrasser quelqu’un ?
— Avec celle-là, ça suffisait, a-t-il dit. Tu as été parfait.
— Et j’ai dit quelque chose en ouvrant la porte ? J’avais encore un petit espoir.
— Non.
J’ai rencontré la semaine dernière un de mes amis qui est photographe. Nous faisions la tournée des bistrots. Il prenait des photos. C’est un jeune photographe soigneux, et il cache son appareil de photo sous sa veste comme un pistolet.
Il ne veut pas que les gens sachent ce qu’il fait. Il préfère les prendre sur le vif. Il ne veut pas qu’ils aient le trac et qu’ils se mettent à prendre des poses de vedettes de cinéma.
Puis il dégaine son appareil, comme celui qui a volé la banque et s’est enfui : ce petit gars de l’Indiana qui vit maintenant en Suisse où il fréquente des altesses et des nababs, et qui cultive un accent étranger.
J’ai rencontré le jeune photographe hier. Il avait des agrandissements des photos qu’il avait prises ce soir-là.
— J’ai pris une photo de toi. Je vais te la montrer.
J’ai vu défiler devant mes yeux une douzaine de clichés, puis à la photo suivante il m’a dit :
— Tiens, regarde !
C’était la photo d’une vieille femme en train de boire un martini, tout bêtement.
— Te voilà !
— Où ça ? Je ne suis pas une vieille femme !
— Bien sûr que non, mais cette main sur la table, c’est la tienne.
J’ai regardé la photo bien attentivement, et c’était bien ça. Mais je me demande encore ce que sont devenus les sept vers blancs et le cloporte.
J’espère qu’ils se sont débrouillés un peu mieux que moi après que le levier de plume nous eût projetés en pleine lumière. Peut-être qu’ils ont leur propre spectacle télévisé, qu’ils sortent un 33 tours et que les Éditions Viking publient leurs romans. Et Time leur demandera :
— Parlez-nous de vos débuts, en toute simplicité.